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En quoi les normes peuvent nuire aux soins personnalisés
nov. 29, 2021, By: Michelle Danda
Dans le cadre de ma pratique clinique en santé mentale et en toxicomanie, je réfléchis souvent au terme « normal ». La réalité de la pandémie de COVID 19 a remis en question la compréhension globale de la « normalité », un terme fréquemment utilisé en évaluation psychiatrique et psychologique. Parfois, on utilise le terme « point de référence » comme synonyme de « normalité », soit une mesure de ce que nous supposons être le comportement quotidien des patients lorsqu’ils n’ont pas besoin d’interventions importantes en santé mentale, lorsqu’ils prennent leurs médicaments comme prescrits, lorsqu’ils sont sur la voie du rétablissement et lorsqu’ils ne consomment pas de substances en vente libre. Mais, en tant que membre du personnel infirmier, nous devons nous demander qui définit les canons de normalité. Par ailleurs, cette norme est-elle utile au moment d’offrir des soins personnalisés et axés sur les patients?
Les canons de normalité
Les canons de normalité sont établis en examinant le patient normal, et pour éclairer le personnel infirmier sur la validité de la comparaison aux normes, il importe de réfléchir à la population qui sert à définir le patient normal. L’aspect problématique des réalités élaborées sur la base de telles normes a été exposé au grand jour l’an dernier avec les mouvements de justice sociale à grande échelle qui cherchaient à sensibiliser le public aux inégalités sociales et au racisme systémique et qui soulignaient à quel point le concept de « normalité » est souvent construit sur la base de normes blanches et de classe moyenne. De nombreuses théories infirmières (par exemple la théorie de L’humain en devenir de Rizzo Parse, le Modèle des relations interpersonnelles de Peplau et la Théorie du caring de Watson) sont fondées sur la conceptualisation de l’expérience subjective des patients qui décrivent leurs préoccupations, c’est-à-dire ce qu’ils considèrent comme étant « anormal », et qui a mené à leur interaction avec le système de soins de santé. Le clinicien a recours à des outils de diagnostic pour analyser l’expérience subjective des patients et formuler le diagnostic.
Du point de vue du modèle médical, l’identification des problèmes et des symptômes est essentielle pour formuler un diagnostic et orienter le cours du traitement. En revanche, une démarche axée sur le rétablissement mise sur l’adaptation à la maladie et l’optimisation de la qualité de vie en fonction des besoins et de la perspective du patient. Le concept de normalité est déterminant dans la prise de décisions concernant les pathologies; cependant, il dépend fortement de la conception qu’a chaque personne de la normalité.
Dans le domaine de la santé mentale, la notion de « normalité » évolue en fonction de ce qui est socialement acceptable et scientifiquement compris. En santé mentale, au Canada, le seuil d’anormalité est défini en grande partie au moyen du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux et parfois de la Classification internationale des maladies de l’OMS. Ces outils de diagnostic sont réévalués et modifiés en fonction des recherches et des opinions des professionnels œuvrant dans le domaine de la santé mentale. Les troubles répertoriés au siècle dernier peuvent aujourd’hui ne plus être considérés comme des troubles en raison des nouvelles recherches et données scientifiques, ainsi que de l’évolution des normes sociales en matière de comportement. Dans le cadre d’un paradigme infirmier, la conception de la normalité et les critères de diagnostic peuvent orienter la prise de décisions cliniques, mais leur valeur est limitée pour guider les interventions infirmières, car il s’agit d’outils axés sur les problèmes qui peuvent perpétuer la stigmatisation et l’altérité plutôt que de s’adapter à la variation. Les paradigmes fondés sur les problèmes ne sont ni orientés vers le rétablissement ni centrés sur la personne.
Les normes et les standards établis par les professionnels de la santé exercent une influence sur la détermination de ce qui est normal, mais curieusement, ils entraînent parfois de la détresse. Plus j’accumulais d’expérience en santé mentale, plus je me demandais si la classification ne faisait pas plus de tort que de bien. Existe t il une normalité inhérente vers laquelle nous devons tous tendre? J’ai commencé à remettre en question la valeur des soins de santé en tant que processus de normalisation. Par exemple, si une personne est identifiée comme étant schizophrène, que considère t on comme normal? Le but ultime est il d’employer des médicaments psychotropes pour soulager les symptômes psychotiques, pour reproduire la vie d’une personne qui n’est pas atteinte de schizophrénie? Ou existe t il un autre type de normalité? La complexité de mon questionnement n’a fait que s’accentuer lorsque j’ai réfléchi aux dépendances et à la toxicomanie, car j’ai constaté que le canon de la normalité reposait sur des modes de vie idéaux, exempts de substances, et sur d’autres arguments moraux.
Le personnel infirmier doit prendre du recul et se demander sur quoi reposent les notions de consommation de substances et comment elles sont devenues des normes.
Au cours de ma carrière, j’ai vu se pathologiser la consommation de substances; on la considère comme un trouble en fonction de la quantité, de la fréquence de consommation et de la substance particulière employée. Comprendre la toxicomanie du point de vue des soins de santé plutôt que de l’interpréter comme un échec moral est utile pour l’élaboration, le financement et la mise en œuvre d’interventions sanitaires visant à aider les toxicomanes. J’en suis venue à me demander si la consommation de substances n’était pas devenue un processus pathologique. Le personnel infirmier doit prendre du recul et se demander sur quoi reposent les notions de consommation de substances et comment elles sont devenues des normes. On doit examiner comment ce modèle et ces normes affectent les options de traitement pour les clients en proie à la toxicomanie. Les seuils de normalité varient selon que les substances consommées soient légales ou illégales. Par exemple, la consommation d’alcool (et maintenant de cannabis) peut être considérée sur une échelle allant de consommation normale à anormale; mais la consommation de cocaïne ou de méthamphétamine en cristaux est généralement considérée comme anormale, quelle que soit la quantité consommée.
La normalité : un concept changeant
Le terme « normal » semble être tombé en désuétude ces dernières années. Le terme « approprié » a été adopté afin de faire la distinction entre « normalité » et « pathologie », pour englober à la fois l’aspect physique et comportemental, et comme moyen de décrire les comportements des patients et des membres de leur famille. Toutefois, on peut se demander si le nouveau terme est plus objectif ou s’il s’agit simplement d’une nouvelle étiquette. L’adoption du terme « approprié » a permis l’échange d’information, mais a l’effet d’un jugement moral sur la normalité et la pathologie et place le clinicien dans le rôle de celui qui détient le pouvoir de déterminer si un patient agit ou non de façon appropriée.
Le terme « approprié » est souvent utilisé en santé mentale dans les discussions qu’entretiennent les cliniciens sur les patients et dans la documentation clinique. Selon moi, les termes « approprié » et « normal » montrent un jugement moral quant à savoir si le patient s’est conformé ou non à une norme subjective, sans égard à la nature de cette norme ni à la façon dont elle a été établie. Je fais un effort conscient pour cesser d’utiliser ces deux termes, car ils sont particuliers au contexte, et leur signification repose sur l’hypothèse qu’il existe une compréhension commune et acceptée de ce qu’ils désignent, compréhension qui évolue selon la situation, le contexte et, souvent, les normes sociales.
Répercussions pour la pratique infirmière
Toute ma carrière, j’ai constamment lutté contre ma perception et ma compréhension de la santé mentale et des dépendances, car il semble y avoir une pathologisation croissante des comportements qui ne correspondent pas aux canons de « normalité ». La dichotomie du terme « pathologie » comme étant à l’opposé de « santé » est problématique dans le sens où la santé existe aussi de façon subjective, où elle peut être définie de bien des façons selon l’évolution des résultats de recherche, mais aussi de l’évolution des réactions face aux normes sociales. On conçoit la santé comme une tolérance à des normes diverses; à ce titre, elle s’apparente peut être davantage à la résilience. Ainsi, la santé ne consiste pas tant à se conformer à des règles et à des normes particulières, mais plutôt à être en relation avec des normes différentes, à évoluer en réaction aux normes sociales et au fait d’arriver à se rétablir.
On perçoit l’univers à travers la contrainte qu’impose la langue employée pour le décrire. Lorsque je réfléchis aux applications de ce constat à la santé mentale, je m’interroge sur les limites de la langue pour décrire l’expérience du patient en ce qui a trait à la psychose. Nous comptons sur les patients pour nous décrire leurs expériences d’une réalité que nous ne pouvons pas saisir, et ce, au moyen de leur compréhension personnelle de ce qu’ils conçoivent comme normal. Au fil de ma carrière d’infirmière, j’ai compris que mes hypothèses et ma compréhension limitée de l’expérience et du contexte de vie du patient m’obligent à renoncer au concept de « normalité ».
Le personnel infirmier doit désormais remettre en question les façons dont les idéaux de normalité sont mis en œuvre en santé, comme dans les plans de soins normalisés, la prise de décisions fondées sur des données généralisées et les programmes et services conçus à l’intention du groupe le plus visible ou dominant. Ces notions de normalité font fi des soins personnalisés et les étouffent, elles entravent les pratiques relationnelles, telles que la connaissance des patients dans le contexte unique de leur vie, et elles laissent pour compte les personnes en marge de la société, qui ne reçoivent peut être pas souvent de soins.
Michelle Danda, inf. aut., M. Sc. inf., M. Sc. inf. (Psychiatrie), CSPSM(C), est diplômée du programme accéléré de baccalauréat en sciences infirmières de l’Université de Calgary (2008). Elle est infirmière spécialisée en informatique et exerce en soins infirmiers en santé mentale à l’Hôpital Lion’s Gate à North Vancouver, en Colombie Britannique. Elle vit à New Westminster et y élève ses quatre beaux enfants avec son conjoint, qui est aussi infirmier spécialisé en informatique et en santé mentale. Michelle Danda est également étudiante à temps plein au doctorat en sciences infirmières de l’Université de l’Alberta, et sa thèse porte sur l’histoire de l’enseignement en sciences infirmières psychiatriques en Colombie Britannique.
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