https://www.canadian-nurse.com/blogs/cn-content/2022/06/13/decriminalizing-illicit-substances-in-canada-a-bri
L’auteur incite le personnel infirmier à utiliser son ébauche de courriel à l’intention du ministre de la Justice
Par Rahim Kanji
juin 13, 2022
Le Canada traverse une crise de santé publique due à la consommation de substances, qui s’aggrave et qui a causé 26 690 décès par surdose recensés pour les opioïdes seulement entre 2016 et 2021 (Agence de la santé publique du Canada, 2022). La criminalisation de la possession de substances est un enjeu déterminant de cette crise, car bon nombre des méfaits qui lui sont associés chez les consommateurs de substances découlent de ces politiques fédérales problématiques. Par exemple, la criminalisation contribue aux surdoses en soutenant indirectement un marché fortement contaminé et non réglementé et en dissuadant les consommateurs de substances de suivre un traitement précoce en raison de la stigmatisation (Groupe d’experts sur la consommation de substances de Santé Canada, 2021a). Bien que la Loi réglementant certaines drogues et autres substances (LRCDAS, 1996) ne contienne pas de langage discriminatoire, la façon dont elle est appliquée est tout aussi préoccupante, car elle entraîne des taux d’incarcération disproportionnés chez les Autochtones et les Noirs qui consomment des substances (Groupe d’experts de Santé Canada, 2021a).
Cette situation concerne particulièrement la profession infirmière, car l’offre de soins conforme à l’éthique aux patients qui consomment des substances doit incorporer les déterminants sociaux de la santé auxquels nuit souvent l’incarcération (Association des infirmières et infirmiers autorisés de l’Ontario [AIIAO], 2015). Dans un article précédent d’infirmière canadienne, Simcoe (2022) souligne l’importance du leadership infirmier dans l’évolution vers la décriminalisation des drogues au Canada. Dans cette analyse, j’ajoute une perspective sociopolitique qui fait la lumière sur le lien historique qui existe entre race et criminalisation des drogues. Je propose en outre deux recommandations fondées sur des données probantes que le personnel infirmier peut formuler dans un courriel (voir en annexe) adressé au ministre fédéral de la Justice pour mener à bien la décriminalisation des substances.
Contradiction entre pratiques exemplaires et cadres juridiques
Les politiques actuelles de criminalisation sont issues d’un héritage de lois racistes, à commencer par la Loi sur l’opium de 1908, qui stigmatisait la consommation d’opium chez les immigrants chinois, en grande partie à cause de la montée des sentiments anti-asiatiques au Canada, à cette époque (Owusu Bempah et Luscombe, 2021). La stigmatisation de l’opium par le Canada est toutefois largement considérée comme un signe d’hypocrisie, car la Grande-Bretagne, « mère patrie » du Canada, qui exportait de l’opium du Bengale britannique vers la Chine, encourageait activement la consommation de drogues (Virani et Haines Saah, 2020). Actuellement, en vertu de la LRCDAS, les Autochtones et les Noirs qui consomment des substances font l’objet d’arrestations de cinq à neuf fois plus souvent que la moyenne pour possession de substances, malgré des habitudes de consommation semblables parmi tous les groupes raciaux (Virani et Haines Saah, 2020). Avoir un casier judiciaire engendre des obstacles liés à d’importants déterminants sociaux de la santé, comme l’emploi, le soutien social et la sécurité financière (Groupe d’experts de Santé Canada, 2021a, 2021b). Par conséquent, le personnel infirmier travaillant auprès des Autochtones et des Noirs qui consomment des substances est coincé entre les pratiques exemplaires en matière de traitement de la consommation de substances, qui mettent l’accent sur l’amélioration des déterminants sociaux de la santé des clients, et un cadre juridique qui entre en conflit avec ce rôle.
Les économies réalisées peuvent être investies dans des services gouvernementaux comme le logement, l’assurance emploi et les pensions.
Ces contradictions à l’égard de la prise en charge efficace des consommateurs de substances ont conduit à des modifications de la LRCDAS permettant entre autres aux tribunaux d’acheminer ces personnes vers un établissement de traitement plutôt que vers une incarcération (Jesseman et Payer, 2018). En 2018, l’héroïne sur ordonnance a été approuvée afin d’enrayer la consommation d’héroïne contaminée provenant du marché non réglementé (Jesseman et Payer, 2018). Ces modifications sont toutefois insuffisantes, car le Canada affiche désormais le taux de mortalité par surdose qui connaît la plus forte croissance à l’échelle mondiale (Groupe d’experts de Santé Canada, 2021a). En outre, le maintien de l’ordre auprès des consommateurs de substances a totalisé 6,4 milliards de dollars en 2017, des fonds ainsi détournés de secteurs essentiels aux déterminants sociaux de la santé, comme le logement et l’assurance emploi (Groupe d’experts de Santé Canada, 2021a). Les intervenants gouvernementaux commencent à remarquer ces failles dans les politiques publiques. Tout récemment, la ville de Vancouver a demandé une exemption de la LRCDAS qui décriminaliserait la possession de substances contrôlées (Groupe d’experts de Santé Canada, 2021a). Bien que les politiques de criminalisation soient encore la modalité principale, la demande de Vancouver est un exemple de la volonté des intervenants à envisager d’autres stratégies. Par conséquent, non seulement il est opportun pour le personnel infirmier de plaider en faveur de politiques de décriminalisation des drogues, mais il est essentiel de décriminaliser maintenant, car les stratégies passées ne fonctionnent pas d’un point de vue sanitaire et financier. Je suis d’accord avec Hardill (2019) : le personnel infirmier doit se joindre à l’appel pour la décriminalisation des substances illicites, parce que l’éthique de notre profession nous commande de plaider pour des changements de politique pratiqués en amont, qui peuvent améliorer la vie des communautés marginalisées.
Recommandations
Comme le notent Jesseman et Payer (2018), la décriminalisation est une formule selon laquelle des sanctions non pénales, comme des avertissements, des amendes nominales et des orientations vers un traitement, sont stipulées pour la possession de petites quantités d’une substance contrôlée. Après avoir passé en revue l’information sur les politiques de décriminalisation menées à bien au Portugal, je recommande au personnel infirmier de faire parvenir un courriel (voir en annexe) au ministre fédéral de la Justice avec les recommandations proposées ci dessous. Le Portugal et le Canada se ressemblent dans le sens qu’ils disposent tous deux de systèmes de santé socialisés, et à l’instar du Canada, avant d’adopter la décriminalisation, le Portugal était en pleine crise de surdoses, ce qui en fait une étude de cas pertinente sur laquelle prendre exemple (Unlu et coll., 2020).
Recommandation 1 : Décriminaliser la possession de substances illicites pour usage personnel
Le personnel infirmier devrait demander au ministre de la Justice de proposer à la Chambre des communes un projet de loi visant à décriminaliser la possession de toutes les substances illicites au Canada pour usage personnel. Étant donné que les consommateurs de substances présentent des habitudes d’achat différentes souvent liées au statut socio économique (c’est à dire que l’achat en gros peut être la seule option pour certaines personnes en raison de limitations financières), on devrait les consulter dans le cadre d’un processus formel afin de déterminer le seuil légal à des fins d’usage personnel (Groupe d’experts de Santé Canada, 2021a). Grâce à la décriminalisation, le Portugal a atténué en grande partie la crainte de poursuites au sein des usagers, ce qui a entraîné un nombre record de 40 000 consultations dans le cadre de programmes de traitement en 2020, ainsi que 5,5 fois moins de décès découlant de surdoses que la moyenne européenne (Unlu et coll., 2020). Ce qui est aussi important, le taux d’incarcération au Portugal a chuté de 50 %, une réduction qui a entraîné une baisse des coûts totaux de 12 % pour la société (Unlu et coll., 2020). Par conséquent, une formule semblable au Canada serait susceptible de produire des résultats positifs importants pour la santé des consommateurs de substances sans maintenir les taux d’incarcération disproportionnés actuels parmi les populations autochtones et noires. Les économies réalisées peuvent être investies dans des services gouvernementaux comme le logement, l’assurance emploi et les pensions. De tels gains aideraient le personnel infirmier à mettre en lien leurs patients avec les services sociaux nécessaires pour mieux intégrer les déterminants sociaux de la santé dans leurs soins (AIIAO, 2015).
Recommandation 2 : Accroître le nombre d’établissements de prévention, de traitement et de réduction des méfaits
Le personnel infirmier devrait aussi recommander au ministre de la Justice que les ministères de la Santé provinciaux et territoriaux accroissent immédiatement le nombre d’établissements de prévention, de traitement et de réduction des méfaits en fonction des besoins prévus de chaque province et territoire afin de paver la voie à une décriminalisation réussie. Comme le soulignent Jesseman et Payer (2018), l’une des leçons tirées de l’expérience de pays comme le Mexique est que sans une expansion parallèle de l’infrastructure des soins de santé, la décriminalisation n’améliore pas les résultats cliniques des consommateurs de substances. En fait, une grande partie de la réussite du Portugal est attribuable à l’expansion des infrastructures de santé qui a précédé de deux ans la décriminalisation (Jesseman et Payer, 2018). Comme l’indique l’AIIAO (2015), le régime de financement actuel en vue des services de réduction des méfaits et de traitement doit être élargi pour que le personnel infirmier soit en mesure de contribuer de façon efficace à l’atténuation des inégalités en matière de santé chez les consommateurs de substances.
Conclusion
Bien que les modifications aient été apportées à la LRCDAS, le cadre de criminalisation actuel est dispendieux, et il contribue aux surdoses au lieu de les réduire et amplifie les inégalités en matière de santé, surtout chez les Autochtones et les Noirs qui consomment des substances (Groupe d’experts de Santé Canada, 2021a). J’ai présenté deux points d’action concrets que le personnel infirmier peut inclure dans des courriels adressés au ministre de la Justice : 1) présentation d’un projet de loi pour la décriminalisation de toutes les substances illicites pour usage personnel et 2) collaboration avec les ministères de la Santé provinciaux et territoriaux afin d’accroître le nombre d’établissements de prévention, de traitement et de réduction des méfaits. L’héritage raciste de ces politiques fait partie de notre histoire; toutefois, la décriminalisation offre non seulement de l’espoir face à la crise en cours, mais aussi une possibilité de réconciliation avec les Autochtones et les Noirs qui consomment des substances.
Références
Agence de la santé publique du Canada. Méfaits associés aux opioïdes et aux stimulants au Canada, mars 2022. https://sante-infobase.canada.ca/mefaits-associes-aux-substances/opioides-stimulants#fn1
Association des infirmières et infirmiers autorisés de l’Ontario. Engaging clients who use substances, mars 2015. Consulté sur https://rnao.ca/sites/rnao-ca/files/Engaging_Clients_Who_Use_Substances_13_WEB.pdf
Groupe d’experts sur la consommation de substances de Santé Canada. Rapport no 1 : Recommandations de solutions de rechange aux sanctions pénales pour possession simple de substances contrôlées, Santé Canada, 6 mai 2021a. Consulté sur https://www.canada.ca/content/dam/hc-sc/documents/corporate/about-health-canada/public-engagement/external-advisory-bodies/reports/report-1-2021/report-1-HC-expert-task-force-on-substance-use-final-fr.pdf
Groupe d’experts sur la consommation de substances de Santé Canada. Rapport no 2 : Recommandations relatives à la politique du gouvernement du Canada en matière de drogues, telle qu’elle est énoncée dans le projet de Stratégie canadienne sur les drogues et autres substances (SCDAS), 11 juin 2021b. Consulté sur https://www.canada.ca/content/dam/hc-sc/documents/corporate/about-health-canada/public-engagement/external-advisory-bodies/reports/report-2-2021/report-2-HC-expert-task-force-on-substance-use-final-fr.pdf
Hardill, K. « That look that makes you not really want to be there: How neoliberalism and the war on drugs compromise nursing care of people who use substances », Witness: The Canadian Journal of Critical Nursing Discourse, 1(1), 2019, p. 13-27. doi:10.25071/2291-5796.15
Jesseman, R., et Payer, D. La décriminalisation : les options et les données probantes [document d’orientation], Ottawa : Centre canadien sur les dépendances et l’usage de substances, juin 2018. Consulté sur https://www.ccsa.ca/sites/default/files/2019-04/CCSA-Decriminalization-Controlled-Substances-Policy-Brief-2018-fr.pdf
Loi réglementant certaines drogues et autres substances (LRCDAS), L.C. 1996, ch. 19.
Loi sur l’opium, L.C. 1908, ch. 50.
Simcoe, S. « Le leadership infirmier est vital au façonnement du modèle évolutif canadien de décriminalisation des drogues », 17 janvier 2022, infirmière canadienne. Consulté sur https://www.infirmiere-canadienne.com/blogs/ic-contenu/2022/01/17/le-leadership-infirmier-est-vital-au-faconnement-d
Unlu, A., Tammi, T. et Hakkarainen, P. Drug decriminalization policy literature review: Models, implementation and outcomes. Helsinki : Finnish Institute for Health and Welfare, 2020. Consulté sur https://www.julkari.fi/bitstream/handle/10024/140116/URN_ISBN_978-952-343-504-9.pdf?sequence=1&isAllowed=y
Virani, H. N. et Haines Saah, R. J. « Drug decriminalization: A matter of justice and equity, not just health », American Journal of Preventive Medicine, 58(1), 2020, p. 161-164. doi:10.1016/j.amepre.2019.08.012
Annexe : Courriel au ministre fédéral de la Justice
Consultez la page Web Contactez nous du ministre fédéral de la Justice pour obtenir plus de détails.
[Date]
[Nom complet du ministre, y compris le(s) titre(s) honoraire(s), le cas échéant]
Ministre de la Justice et procureur général du Canada
Chambre des communes
Ottawa, ON K1A 0A6
[Adresse électronique du ministre]
Monsieur le Ministre,
Je m’appelle [nom complet], et je suis infirmière/infirmier pratiquant à [nom du milieu de pratique]. Je vous écris ce courriel, car la stratégie actuelle de criminalisation que le gouvernement fédéral utilise pour lutter contre la possession de substances illicites au Canada me préoccupe au plus haut point.
Comme vous n’êtes pas sans le savoir, notre pays est non seulement aux prises avec la pandémie de COVID 19, mais aussi avec une crise de santé publique due à la consommation de substances, qui s’aggrave et qui a causé 26 690 décès par surdose recensés pour les opioïdes seulement de 2016 à 2021 (Agence de la santé publique du Canada, 2022). Bien que la Loi réglementant certaines drogues et autres substances (1996) ne contienne pas de langage discriminatoire, la façon dont elle est appliquée est tout aussi préoccupante, les Autochtones et les Noirs qui consomment des substances faisant l’objet d’arrestations cinq à neuf fois plus souvent que la moyenne pour possession de substances, malgré des habitudes de consommation semblables parmi tous les groupes raciaux (Virani et Haines Saah, 2020).
Bien que je reconnaisse que certaines modifications ont été apportées à la mise en œuvre des politiques de criminalisation, elles sont insuffisantes, car le taux de mortalité par surdose augmente plus rapidement au Canada que partout ailleurs dans le monde (Groupe d’experts de Santé Canada, 2021a). En tant que fournisseur de soins de santé, je vous demande instamment de prendre en compte les recommandations suivantes :
Recommandation 1 : Proposer immédiatement un projet de loi à la Chambre des communes pour décriminaliser toutes les substances au Canada pour usage personnel
Fondée sur des données probantes, la décriminalisation est une politique qui réduit la stigmatisation et permet aux consommateurs de substances d’obtenir un traitement avant que de graves conséquences ne surviennent. Au Portugal, la décriminalisation a entraîné une diminution considérable des craintes de poursuites et un nombre record de 40 000 consultations dans le cadre de programmes de traitement en 2020, ainsi que 5,5 fois moins de décès découlant de surdoses que la moyenne européenne (Unlu, Tammi et Hakkarainen, 2020).
Recommandation 2 : Collaborer avec les ministères de la Santé provinciaux et territoriaux pour accroître le nombre d’établissements de prévention, de traitement et de réduction des méfaits
Comme le soulignent Jesseman et Payer (2018), l’une des leçons tirées de l’expérience de pays comme le Mexique est que sans une expansion parallèle de l’infrastructure des soins de santé, la décriminalisation n’améliore pas les résultats cliniques des consommateurs de substances. En fait, une grande partie de la réussite du Portugal est attribuable à l’expansion des infrastructures de santé avant la décriminalisation (Jesseman et Payer, 2018). Par conséquent, il serait de mise pour chaque province et territoire d’accroître le nombre d’établissements de prévention, de traitement et de réduction des méfaits en fonction des besoins prévus afin de paver la voie à une décriminalisation réussie.
Je crois fermement qu’en mettant en œuvre ces deux recommandations, le Canada peut diminuer le nombre de décès évitables et démontrer sa bonne foi en matière de réconciliation avec les communautés autochtones et noires, qui sont marginalisées par les stratégies de criminalisation actuelles.
Dans l’espoir que vous voudrez bien donner suite à mes recommandations, je vous prie d’agréer, Monsieur le Ministre, l’expression de ma considération distinguée.
[Signature ou nom complet, désignation et adresse]
[Inclure la note suivante dans votre courriel :]
Références fournies à https://www.infirmiere-canadienne.com/blogs/ic-contenu/2022/06/13/decriminalisation-des-substances-illicites-au-cana
Rahim Kanji est étudiant, en quatrième année de sciences infirmières, et adjoint de recherche à Toronto Metropolitan University.
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