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Quelles que soient les compétences du personnel infirmier, la mort est en fin de compte hors de contrôle
Par Barbara Morris
25 juillet 2022
Le jour où j’ai reçu ma deuxième dose du vaccin contre la COVID 19, j’étais ravie. Mon système immunitaire attaquait les corps étrangers pour créer miraculeusement plus d’anticorps qui me protégeraient d’une maladie grave. Je sais que les vaccins ne sont pas parfaits et que la possibilité de contracter le virus est omniprésente. Mais si c’est le cas, il est peu probable que je sois hospitalisée et extrêmement peu probable que j’en meurs.
J’ai expiré, laissant échapper un énorme soupir de soulagement. Mais, dans la lignée de ce soupir s’est glissée une autre émotion : la culpabilité. Une pensée dérangeante a refroidi mon exaltation. Pourquoi ai je survécu à cette pandémie, alors que des millions de personnes y ont succombé?
La mort fait partie de la vie. Est ce vraiment le cas?
La vie et la mort forment un cycle, n’est ce pas? Nous avons entendu cette affirmation maintes fois. Avant la pandémie, nous étions capables de tenir à distance notre existence précaire et la crainte de sa fin. Cependant, pendant cette lutte contre la COVID 19, le personnel infirmier et les soignants n’ont pas travaillé dans des circonstances normales; ils n’ont pas été témoins de la fréquence habituelle des décès que leur travail entraîne malheureusement. Jour après jour, maintenant dans la troisième année de la pandémie, les infirmiers et infirmières ont plutôt été témoins de plusieurs décès sur de courtes périodes. En dépit de leurs soins dévoués, des millions de personnes sont mortes.
La plupart des Canadiens et Canadiennes ne peuvent s’imaginer ce que les infirmières et infirmiers voient et ressentent, ainsi que les risques qu’ils prennent et qui menacent leur vie aux fins de prévention. Pourtant, la plupart des membres du personnel infirmier ont survécu. Pourquoi? En partie parce qu’ils connaissent bien la transmission du virus et qu’ils portent l’équipement de protection individuelle (ÉPI) de la tête aux pieds lorsqu’ils travaillent. Ils sauvent de nombreuses vies, mais d’abord et avant tout, ils doivent se protéger ou préserver leur sécurité pour pouvoir sauver les autres.
Lorsqu’un membre du personnel infirmier perd un patient, il doit passer rapidement au lit suivant. Ce n’est que bien plus tard, épuisé à la maison, parfois quelques minutes avant de se laisser aller au sommeil, que le chagrin et le doute peuvent se glisser par les fissures de son âme usée. « En ai je fait assez? Ai je fait quelque chose de mal? Pourquoi ne suis je pas restée juste un peu plus longtemps auprès de cette personne? Peut être aurais je pu... j’aurais dû… »
Alors, oui, la mort est une composante naturelle de la vie. Mais, pour de nombreux soignants qui survivent à leurs patients, elle peut être une expérience traumatisante et culpabilisante.
Le développement insidieux de la culpabilité du survivant
La culpabilité du survivant est un signe de traumatisme. Ce traumatisme sous estimé et souvent invisible est réel pour bien des gens.
La culpabilité du survivant est un état mental caractérisé par un sentiment tenace et non fondé d’être la cause du malheur d’autrui ou d’avoir dû, à tout le moins, l’empêcher. Les personnes qui en souffrent peuvent également craindre d’avoir fait quelque chose de mal pour avoir survécu à un traumatisme alors que d’autres n’y ont pas survécu.
Des chercheurs d’une clinique spécialisée en stress traumatique au Royaume Uni ont constaté que 90 % des répondants à un sondage qui avaient survécu à un incident mortel se sentaient coupables d’avoir survécu (Leonard, 2019).
Les premiers intervenants et les témoins d’un événement traumatisant sont particulièrement susceptibles de développer ce type de réaction de culpabilité. J’imagine que la plupart des soignants de première ligne en temps de pandémie se sont retrouvés, à un moment donné, à remettre en question leur propre chance d’avoir survécu.
Une honte secrète
La culpabilité du survivant est ressentie dans le secret. Au début, les survivants se sentent chanceux d’avoir pu continuer à vivre, mais ce sentiment s’estompe rapidement, pour laisser place à des sentiments de honte et de chagrin. La honte de ne pas avoir pu empêcher la mort peut facilement se transformer en culpabilité et est généralement vécue en silence.
Les professionnels spécialisés en santé mentale considèrent la culpabilité du survivant comme un symptôme du trouble de stress post-traumatique (TSPT). Une personne souffrant de ce type de culpabilité peut présenter d’autres symptômes du TSPT, comme des hallucinations, de l’irritabilité, une peur intense, un sentiment d’impuissance, des migraines et des troubles de sommeil. Il n’est pas rare de voir apparaître des pensées suicidaires découlant du sentiment de ne pas être digne de la suite de sa vie.
Attention à ce que vous souhaitez
Adolescente, j’ai passé des mois à rendre visite à ma grand mère à l’hôpital. Pendant son lent déclin, je l’avais mise au défi de revenir me visiter après sa mort. Nous nous amusions à penser que je me faufilerais au salon pour la trouver en train de tricoter comme d’habitude. Mais au cours de certaines de ces visites, j’ai réalisé que je nourrissais des pensées plus sombres. Agacée de devoir la visiter aussi souvent, une pensée honteuse envahissait mon esprit d’égocentrique de 15 ans : « Quand vas tu mourir pour que je n’aie plus à venir te voir? ».
Le matin suivant la mort de ma grand mère, je me suis réveillée submergée par la peur. J’étais déjà hantée et ce n’était pas par elle, mais par ma propre culpabilité. La perspective excitante d’une visite d’un esprit s’est transformée en terreur de la hantise. Notre plan fantaisiste est devenu un cauchemar en souhaitant sa mort. Dans mon esprit, j’avais fait en sorte que ça arrive, et elle reviendrait sûrement pour me punir.
« J’ai changé d’idée, grand maman. S’il te plaît, ne reviens pas, ai je chuchoté dans l’air immobile. Je suis désolée. »
La genèse des pensées omnipotentes
Le célèbre psychanalyste et pédiatre britannique Donald Winnicott a élaboré une théorie selon laquelle les nourrissons n’existent pas, sous entendant qu’il y a toujours une dyade mère/nourrisson (Winnicott, 1960, p. 587, note de bas de page 4). Sa théorie veut qu’au début de la vie, le nourrisson ne puisse pas dire où le pouvoir de la mère s’arrête et où le sien entre en jeu. Tout ce que le nourrisson veut est là, quand il le veut. Pour le nourrisson, c’est comme s’il contrôlait tout. Il est omnipotent. Quand le nourrisson est affamé, le sein se manifeste. Lorsqu’il a froid, une couverture le recouvre. Tout se passe comme par magie. C’est une illusion, un fantasme que la mère met en place. En raison de notre dépendance totale à la naissance, l’illusion est une déception nécessaire pour que le nourrisson se sente en sécurité.
Mais, éventuellement, d’une manière ou d’une autre, les nourrissons doivent comprendre que la mère est distincte d’eux, et ne fait pas partie d’eux, et qu’ils sont chacun des êtres entiers et séparés. L’envie de la mère de faire autre chose rend cette transition possible. Par nécessité, la mère néglige le nourrisson pendant une seconde, ici et là, situation qui se produit de plus en plus souvent, pendant des périodes plus longues. Si tout va bien, le nourrisson n’est pas gêné par cette progression. Peu à peu, le sein n’est plus là quand il le désire, et son « omnipotence » d’obtenir une gratification immédiate s’effondre. Donald Winnicott a appelé ce processus « désillusion ». Il se produit si subtilement que les mères ne savent même pas qu’elles ont enclenché ce processus.
Limites versus omnipotence
Les professionnels spécialisés en santé mentale considèrent la culpabilité du survivant comme un symptôme du trouble de stress post-traumatique (TSPT).
Selon Winnicott, le fait d’être désillusionné par notre omnipotence fait partie de la façon dont nous découvrons tous notre état de séparation et nos limites en tant que personnes.
Au cours de situations extrêmement stressantes qui échappent à notre contrôle, nous pouvons nous sentir piégés. Dans cet état, bon nombre d’entre nous ne sont pas prêts à accepter leurs limites, leur véritable impuissance. Je pense que nous avons un désir inconscient de retrouver notre omnipotence perdue. Ce peut être un moyen utile de comprendre comment de nombreux infirmiers ou infirmières réagissent à des situations stressantes de prestation de soins. Sous l’effet d’un stress aussi puissant, nous pouvons nous dissocier. Nous pouvons nous déconnecter ou nous séparer de notre ego adulte rationnel et nous retirer apparemment à une époque où nous étions très jeunes. Lorsque nous ressentons de la culpabilité du survivant, nous pouvons revenir à la période la plus ancienne de notre vie, celle où nous nous sentions le plus en sécurité et où nous contrôlions tout, avant la désillusion. Nos vœux pieux peuvent revenir comme une protection contre le sentiment d’impuissance. Mais notre plan de sauvetage inconscient se retourne contre nous, car notre toute puissance n'était qu’une illusion. Elle était irréelle, et la culpabilité surgit pour la remplacer.
La science versus les sentiments
Pendant de nombreuses années, j’ai prodigué des massages thérapeutiques et des soins de fin de vie aux anciens combattants à l’hôpital Sunnybrook de Toronto. J’ai eu l’honneur d’accompagner plusieurs d’entre eux dans leurs derniers moments. Après de nombreuses pertes au cours de mes 15 années de services, j’ai appris que peu importe ce que je fais, la mort était toujours au rendez vous, comme elle se doit.
Je n’ai pas provoqué la mort de ma grand mère et je n’aurais pas pu l’empêcher.
Je fais confiance à la science. Je fais aussi confiance à mes sens. C’est un équilibre délicat. Je pense qu’il y a beaucoup de choses que nous pouvons voir, entendre ou ressentir qui sont au delà de la portée de la science. Notre désir de nier ce qui est juste devant nos yeux est parfois intensément fort.
Les infirmières et infirmiers confrontés au décès de leurs patients doivent s’en remettre à la science ainsi qu’à leurs sens — leur intuition quant aux soins qui sont possibles et à ceux qui ne le sont pas. Mais certains considèrent à tort leur intuition comme un pouvoir surhumain tout puissant qui leur permet de sauver les patients. Ces professionnels doivent mettre un frein à ce sentiment. Ils doivent se rappeler que, quelles que soient la compétence et la compassion dont ils font preuve, la mort ne repose pas entre leurs mains.
Le courage de lâcher prise
La mort est un exemple flagrant du manque de pouvoir omnipotent de la profession médicale. La mort ne peut être évitée à jamais. Pour l’accepter, certains infirmiers ou infirmières devront peut être renoncer à leur fantasme de toute puissance.
Le théologien américain Reinhold Niebuhr (1892–1971) a formulé cette prière :
Mon Dieu, donnez moi la sérénité d’accepter les choses que je ne peux changer, le courage de changer les choses que je peux, et la sagesse d’en connaître la différence.
Nous sommes magnifiquement humains et nous ne sommes qu’humains. Nous devons accepter nos limites et les conséquences de la nature qui échappent à notre contrôle.
Références
Leonard, J. « What is survivor’s guilt? » Medical News Today, 27 juin 2019. Tiré de https://www.medicalnewstoday.com/articles/325578
Winnicott, D. W. « The theory of the parent-infant relationship », The International Journal of Psychoanalysis, 41, 1960, p. 585-595.
Barbara Morris est psychothérapeute autorisée à Toronto, en Ontario, et a travaillé pendant 25 ans en tant que massothérapeute autorisée. www.barbaramorris.ca
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