https://www.canadian-nurse.com/blogs/cn-content/2023/09/05/pandemic-visitation-policies
J’ai été des deux côtés de la tablette électronique lorsque ma vie personnelle et ma vie professionnelle sont entrées en collision.
Par Mahoganie Hines
5 septembre 2023
Fin 2020, l’état de santé de l’une des personnes que je chérissais le plus, ma grand-mère (que je surnommais Granny), s’est détérioré. Nous ne pouvions pas la voir, car elle était en soins de longue durée et c’était le haut de la première vague de la pandémie de COVID-19. Je n’ai pu la voir que par l’intermédiaire d’une tablette électronique. Elle n’a pas compris qui j’étais, ni que je lui parlais directement, car elle était dans les derniers stades de la démence. Elle croyait probablement me voir à la télévision plutôt que de m’entendre lui parler, alors que j’essayais de lui dire à quel point je l’aimais et qu’elle me manquait.
Alors que l’état de ma grand-mère continuait à se détériorer, les politiques changeaient presque aussi rapidement qu’elle. D’un jour à l’autre, on apprenait à la minute que son état de santé se dégradait. On se devait de suivre les nouvelles règles en matière de visites. Un jour, nous ne pouvions entrer que si nous avions été soumis à un prélèvement et avions obtenu un résultat négatif; le lendemain, seuls les « proches aidants essentiels » identifiés pouvaient être admis. Un autre jour, alors que son état de santé avait considérablement décliné, nous pouvions tous lui rendre visite, mais nous devions nous soumettre à un prélèvement, avoir obtenu un résultat négatif et être à jour dans nos vaccins. Nous devions également veiller à ce que seuls deux visiteurs à la fois la visitent, lesquels devaient figurer sur la liste des visiteurs et porter un équipement de protection individuelle.
Était-ce le mieux que nous pouvions faire?
Je suis infirmière, spécialiste des soins palliatifs et des soins de fin de vie. L’une des plus grandes épreuves que j’ai eu à relever au cours de la COVID-19 a été de vivre les montagnes russes des changements de politique en matière de visites, tant dans ma vie personnelle que professionnelle. Je continue à composer avec le décès de mes grands-parents, deux des membres les plus chers de ma famille, au cours de la pandémie. Je continue à lutter contre les répercussions que les politiques en matière de visites ont eues sur mon deuil et les tensions qui subsistent à la suite de l’affrontement de mes expériences personnelles et professionnelles. J’ai ressenti cette tension à l’époque et encore aujourd’hui, des années plus tard, alors que je commence tout juste à faire état de ces expériences.
J’ai été l’infirmière qui tenait la tablette électronique de quelqu’un qui ne pouvait pas non plus voir un être cher en personne, en raison des politiques de visite mises en place pour assurer la sécurité de nos patients et de nous-mêmes, les fournisseurs de soins de santé. Comme ma grand-mère, nombre de mes patients étaient perplexes face aux visages qui les regardaient de l’autre côté, ne comprenant pas pourquoi ni comment leurs proches n’étaient pas là. Je parlais à leurs familles et je les aidais à faire progresser les conversations, devenant ainsi un autre outil à utiliser dans ces expériences entre les patients et leurs proches.
S’agissait-il des meilleurs soins de santé que nous pouvions offrir? Rétrospectivement, je ne le pense pas. Mais il s’est avéré que je n’avais pas assez d’importance pour être invitée aux grandes conversations sur la pertinence des interventions en cas de pandémie. Je suis certaine que de nombreux membres du personnel infirmier ont ce sentiment en commun.
Mon récit de « détresse morale »
Cette tension est ce que nous appelons « détresse morale » dans le domaine de la santé. On parle de détresse morale « lorsqu’une personne connaît la bonne action à faire ou le geste éthique à poser, y compris d’éviter d’accomplir un acte répréhensible ou préjudiciable, mais que des obstacles organisationnels l’empêchent d’agir en ce sens » (Association médicale canadienne, 2020, p. 1).
Le changement de politique le plus difficile que nous ayons connu s’est produit peu après la mort de ma grand-mère. Elle est morte seule. Je crois que c’est ainsi qu’elle a choisi de partir, sans que nous ayons à défendre ses intérêts ou à lutter pour elle. Elle est partie comme elle l’entendait, quand elle était prête, dans le plus pur style grand-mère. J’ai été la dernière de ma famille à la voir ce jour-là, et je l’ai « embrassé » sur le front à travers mon masque, en lui faisant savoir qu’elle pouvait partir si elle était prête et qu’elle était entourée d’amour. J’ai promis de m’assurer que grand-père ne mangerait pas que du chocolat, car s’il était laissé à lui-même, c’est ce qu’il ferait certainement.
J’ai reçu un appel le soir même pour m’annoncer le décès de ma grand-mère. Lorsque j’ai parlé à l’infirmière, j’ai demandé si mon grand-père pouvait la voir pour faire ses adieux à sa partenaire de plus de 65 ans. Mais l’infirmière m’a répondu que ce n’était pas possible, car l’établissement de soins avait été fermé ce jour-là. Ce soir-là, j’ai passé trois des appels les plus difficiles de ma vie pour annoncer à chacun de ses enfants et à son compagnon de vie qu’elle n’était plus là. J’entends encore mon grand-père pleurer. J’ai senti la tension monter en moi. Même si je comprenais pourquoi il ne pouvait pas lui rendre visite, quelque chose me tiraillait, me poussait à remettre cette situation en question. Mon instinct me disait que ce n’était pas juste.
Je connais les soins palliatifs et les soins de fin de vie; j’en dispense, je les enseigne et j’en parle tous les jours. Je sais comment apporter mon soutien à une personne mourante et à sa famille, comment occuper l’espace et témoigner de son expérience, comment prendre soin d’un corps décédé. Tant sur le plan personnel que professionnel, je sais intimement ce que l’on ressent lors d’un deuil. Je savais que le fait de ne pas laisser mon grand-père voir Granny était incompatible avec de bons soins de fin de vie, même si je comprenais pourquoi la décision avait été prise. Si mon grand-père s’était rendu à la résidence, il aurait pu être exposé à quelque chose qui aurait pu le tuer. Mais je savais aussi qu’il fallait peser les risques et les avantages. Il aurait dû pouvoir serrer Granny dans ses bras une dernière fois s’il l’avait voulu. Elle était son âme sœur, et il était la sienne.
La fois suivante où nous avons vu ma grand-mère, elle était tout à fait différente. Elle avait été embaumée et se trouvait dans son cercueil, son corps froid, simple réceptacle de la femme qui avait élevé des générations d’enfants et de petits-enfants. Les mains qui avaient essuyé de nombreuses larmes, préparé les meilleurs desserts et bercé des générations étaient devenues froides, sans personnalité. J’ai accompagné mon grand-père jusqu’au cercueil, tenant le bras de cet homme qui faisait figure de monument alors qu’il tenait son déambulateur. Je l’ai entendu, lui qui était le fondement de ma force, gémir et dire, les larmes aux yeux : « Je serai bientôt avec toi, ma douce. »
J’ai vu une partie de mon grand-père mourir et s’envoler devant mes yeux à ce moment-là. Je me demande si cette expérience aurait été différente s’il avait eu la possibilité de voir grand-mère et de la prendre dans ses bras dans les derniers instants qui ont suivi sa mort.
Ses paroles se sont avérées exactes; il est décédé au début de l’année dernière. La veille de sa mort, j’ai été autorisée à lui rendre visite au centre de soins palliatifs, un jour après son arrivée de l’hôpital. Mes univers personnel et professionnel se sont entrecroisés, et c’est encore moi qui ai tenu la tablette électronique, ou plutôt mon téléphone cellulaire, à l’oreille de mon grand-père pendant que son fils et sa fille, mon oncle et ma mère, lui ont parlé pour la dernière fois.
Il est également mort sans que nous soyons présents, presque par solidarité pour Granny. La différence est que nous avons été autorisés à le voir par la suite. Ce moment s’est toutefois avéré un processus, puisque ma mère ne figurait pas sur la liste initiale des visites. Il m’a fallu faire plusieurs appels et même démontrer une certaine frustration à peine camouflée, mais nous avons été autorisés à le voir. Ma mère et moi avons eu le temps de lui parler et de partager des souvenirs, même s’il n’était plus là. Nous avions quand même l’impression qu’il était dans la pièce avec nous. Nous avons eu droit à une garde d’honneur pour son corps, à un cortège qui l’a accompagné jusqu’à la porte d’entrée, de la même façon qu’il était entré dans l’édifice, et nous avons eu le temps nécessaire pour faire nos adieux.
Lorsque je l’ai revu ensuite – il était aussi devenu un réceptacle froid de l’homme qu’il était – j’avais le souvenir chaleureux de l’avoir vu avec ma mère, ce qui a adouci le sentiment de stupeur et de « déconnexion » que j’ai ressenti en le voyant embaumé dans un cercueil. Je me souviens avec tendresse de ces derniers moments passés avec mon grand-père dans son lit au centre de soins palliatifs. Ces souvenirs me procurent un sentiment de réconfort qu’aucun mot ne peut décrire.
Le personnel infirmier « porte le fardeau » des politiques
La façon dont les politiques ont été mises en œuvre tout au long de la pandémie a eu des répercussions profondes sur le personnel infirmier. Trop souvent, on ne nous a pas demandé notre avis. On n’a pas non plus tenu compte de l’incidence de ces politiques, non seulement sur notre pratique, mais aussi sur nous en tant qu’être humain. Nombre de ces expériences ne seront pleinement réalisées que bien plus tard, lorsque nous serons en mesure d’y réfléchir. Mon expérience met en lumière l’une des innombrables façons dont les connaissances en soins infirmiers et les expériences vécues des soins de santé peuvent être intégrées dans l’élaboration de politiques plus éthiques et plus réfléchies.
Les membres du personnel infirmier sont l’épine dorsale de notre système de santé. Pourtant, ils n’en mènent pas large. La négation de nos voix est un facteur qui y contribue. La pandémie nous a donné un aperçu des nombreuses façons dont nous pourrions renforcer l’engagement en faveur des connaissances infirmières, notamment en intégrant davantage la pratique infirmière dans le processus d’élaboration des politiques à tous les stades. Il faut tenir compte de notre sagesse en tant que principales parties prenantes lors de l’élaboration et de l’adoption de politiques que nous devrons inévitablement mettre en œuvre. C’est souvent nous qui portons le poids de ces écueils politiques, en temps réel, et les conséquences persistent longtemps après que les politiques ont disparu.
Les infirmières et infirmiers sont plus que de simples fournisseurs de soins. Nous sommes des membres de la famille et de la communauté. Notre profession se heurte souvent à la vie que nous menons en dehors des établissements de soins dans lesquels nous travaillons. Prenez en compte notre perspective et ne vous contentez pas de l’entendre. Écoutez-la. Faites en sorte que nos expériences contribuent à l’élaboration de politiques publiques saines, au lieu de nous réduire à être les seuls à tenir la tablette électronique.
Référence
Association médicale canadienne. (2020). COVID-19 et détresse morale. Tiré de https://www.cma.ca/sites/default/files/pdf/Moral-Distress-Fr.pdf
Mahoganie Hines, inf. aut., M. Sc. Santé, B. Sc. inf., ICSP(c), est consultante en prise en charge des symptômes et de la douleur en soins palliatifs dans toute la région de Niagara, en Ontario. Elle est aussi présidente du Groupe d’intérêt des infirmières et infirmiers en soins palliatifs de l’Association des infirmières et infirmiers autorisés de l’Ontario.
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