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« Les personnes blessées en blessent d’autres » : pourquoi il est important d’adopter une démarche tenant compte des traumatismes en vue du bien-être du personnel infirmier

  
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L’absence de démarches systémiques a de graves répercussions sur les patients

Par Mar’yana Fisher
16 décembre 2024
istockphoto.com/FatCamera
La littérature scientifique traite abondamment des démarches tenant compte des traumatismes depuis le milieu des années 1990. Depuis ce temps, de nombreuses organisations, y compris dans le secteur de la santé, ont mis en place des cadres et des politiques visant à orienter les soins aux patients vers des pratiques plus réactives et tenant compte des traumatismes, du moins sur papier.

Récemment, j’ai assisté à une conférence interdisciplinaire transformatrice à Vancouver, intitulée Justice As Trauma. Ce qui a distingué cette conférence d’autres événements semblables, c’est l’exploration ouverte des idées innovatrices et la discussion entourant des projets révolutionnaires menés au Canada et à l’étranger dans les domaines de la justice pénale, de la défense des droits, des droits de la personne, de la justice réparatrice, des neurosciences, de l’éducation et de la guérison, entre autres. Toutefois, les pratiques tenant compte des traumatismes ont constitué le fil conducteur qui a brouillé les frontières disciplinaires et uni les divers groupes de participants. Des conférenciers et conférencières de renom, des pionniers et divers agitateurs du statu quo ont inspiré un apprentissage sans pareil et ont semé l’espoir dans mon cœur et mon esprit. C’est cet espoir qui m’a poussé à rédiger cet article.

En tant qu’infirmière, j’aspire à des soins de santé de haute qualité pour les patients, à des pratiques de soins sûres, à une main-d’œuvre infirmière soutenue et à des environnements de travail épanouissants. Cette aspiration ne correspond pas à la réalité actuelle des soins de santé en Colombie-Britannique et dans d’autres provinces du pays. Je n’énumérerai pas les nombreux problèmes auxquels la population canadienne est confrontée lorsqu’elle cherche à obtenir des soins, ni les difficultés rencontrées par les organisations et les personnes qui les dispensent. Ces problèmes sont suffisamment médiatisés et débattus. Je vais plutôt présenter une démarche infirmière tenant compte des traumatismes, qui pourrait être l’un des ingrédients manquants pour améliorer le système de santé.

Démarche de soins tenant compte des traumatismes

La littérature scientifique traite abondamment des démarches de soins tenant compte des traumatismes depuis le milieu des années 1990. C’est à cette époque que la Substance Abuse and Mental Health Services Administration (SAMHSA) aux États-Unis a organisé la conférence Dare to Vision, au cours de laquelle les récits des victimes ont mis en lumière la reconnaissance des traumatismes et le risque de retraumatisation. Depuis ce temps, de nombreuses organisations, y compris dans le secteur de la santé, ont mis en place des cadres et des politiques visant à orienter les soins aux patients vers des pratiques plus réactives et tenant compte des traumatismes, du moins sur papier.

J’implore les organisations de soins de santé à aller plus dans cette démarche, en incluant les infirmières et infirmiers dans le cadre des soins tenant compte des traumatismes. L’un des principes clés du cadre de travail de la SAMHSA tenant compte des traumatismes stipule que « l’organisation reconnaît les signes et symptômes des traumatismes chez les clients, les familles, le personnel et les autres personnes en cause dans le système » (p. 8) [traduction libre]. À titre d’exemple, les BC Mental Health and Substance Use Services (BCMHSU) suivent les principes de la SAMHSA, et bien que l’intention soit clairement décrite dans le cadre, je peux affirmer en toute confiance et à titre d’infirmière praticienne dans cette province que la mise en pratique de ces principes n’a pas encore été réalisée.

Cette idée n’est pas nouvelle et a été explorée de façon empirique par Knaak et coll. (2021). Les auteurs étaient préoccupés par le stress, l’épuisement professionnel et le stress traumatique secondaire chez les fournisseurs de soins de santé, en particulier dans le contexte de la crise des opioïdes en cours et la récente pandémie de COVID-19. Ils ont noté comment le stress en milieu de travail affecte négativement les soins aux patients et entraîne l’usure de compassion et le détachement. À cette fin, les auteurs ont évalué le programme TRIP (Trauma and Resiliency Informed Practice) élaboré par l’autorité sanitaire du Fraser (2017) en Colombie-Britannique.

Le programme TRIP vise à réduire la stigmatisation des fournisseurs de soins à l’égard des patients souffrant de troubles liés à l’utilisation d’opioïdes et à accroître la sensibilisation et les compétences en matière de traumatisme, d’autocompassion et de satisfaction découlant de la compassion. Les auteurs ont posé trois questions dans le cadre de leur recherche; cependant, la question la plus pertinente pour cette discussion est de savoir si le programme « améliore les compétences de résilience, la satisfaction découlant de la compassion, le stress traumatique secondaire, l’épuisement professionnel ou l’autocompassion parmi le personnel des services de santé » (p. 88) [traduction libre]. Les résultats ont indiqué une amélioration considérable des compétences de résilience autoperçues.

Bien que le programme TRIP ait fait des pas importants dans la bonne direction, je critique le fait qu’il se concentre exclusivement sur les compétences en matière de soins autoadministrés, d’autocompassion et de résilience au stress. Pour expliquer mon raisonnement, prenons du recul et clarifions certains concepts.

Qu’entend-on par traumatisme?

Il existe de nombreuses définitions du traumatisme dans la littérature. SAMHSA (2014) résume le traumatisme comme « un événement, une série d’événements ou un ensemble de circonstances qui sont vécus par une personne comme physiquement ou émotionnellement néfaste ou mettant sa vie en danger » (p. 7) [traduction libre]. Cependant, c’est la définition proposée par le Dr Gabor Maté lors de sa présentation à la conférence Justice As Trauma qui m’a le plus rejointe. Si je me souviens bien, il a mentionné que le traumatisme n’est pas ce qui vous arrive, mais la façon dont il se manifeste dans votre corps, comme une blessure intérieure. Dans son ouvrage The Myth of Normal (Maté et Maté, 2022), le Dr Maté offre une explication semblable du traumatisme : « une blessure intérieure, une rupture durable ou une scission à l’intérieur de soi attribuable à des événements difficiles ou pénibles » (p. 20) [traduction libre]. Malheureusement, de nombreuses personnes subissent des traumatismes au cours de leur vie, qu’il s’agisse d’infractions uniques ou répétées dans l’enfance ou à l’âge adulte, d’un événement traumatisant vécu ou d’une exposition au traumatisme d’autrui.

Les traumatismes sont plus fréquents qu’on ne le pense. Prenons l’exemple d’un système de santé. En général, les gens cherchent à obtenir des soins de santé et y accèdent lorsqu’ils sont malades, blessés, souffrants, ou sur le point d’accoucher ou de mourir. En d’autres mots, les personnes accèdent à un établissement de soins de santé lors d’événements stressants et turbulents de la vie dont les résultats sont lourds d’enjeux. En tant que fournisseurs de soins de santé de première ligne, les infirmières et infirmiers sont aux premières loges pour assister à la souffrance des êtres humains. Ainsi, non seulement les membres du personnel infirmier apportent leurs propres traumatismes en milieu de travail, mais ils subissent également de façon répétée des traumatismes indirects. Un traumatisme non guéri et non résolu entraîne souvent une série de conséquences indésirables sur le plan personnel et professionnel. Dans le cas de la pratique infirmière, le traumatisme peut contribuer à l’épuisement professionnel, à la détresse morale, à l’attrition, à la perception négative de soi, au manque d’empathie et à l’évitement, entre autres symptômes. Certaines pratiques organisationnelles et certains environnements de travail toxiques peuvent également contribuer à la retraumatisation.

Toutefois, le fait d’avoir une main-d’œuvre composée d’infirmières et d’infirmiers traumatisés et retraumatisés indirectement (et peut-être personnellement) n’est pas sans conséquence. Malgré de profondes conséquences personnelles, les traumatismes chez les infirmières et infirmiers peuvent avoir un effet exorbitant sur la sécurité des patients, les soins et les résultats en matière de santé. Les personnes blessées en blessent d’autres. Cette phrase a été fréquemment répétée au cours de la conférence et souvent dans le contexte de personnes ayant des démêlés avec la justice, mais elle est vraie pour chacun et chacune d’entre nous. Les personnes blessées en blessent d’autres, et que l’acte soit intentionnel ou inconscient, les séquelles restent inchangées. Les traumatismes non traités au sein de la pratique infirmière et l’absence de démarches systémiques visant à mettre fin aux méfaits organisationnels, à créer des environnements de travail propices à la guérison et à réduire le risque de retraumatisation ont déjà eu et continueront d’avoir de graves répercussions sur l’ensemble du pays. Nous sommes les témoins vivants de cette déclaration.

Nous devons prendre soin des infirmières et infirmiers

Revenons maintenant au point où je critique l’accent exclusif mis sur les soins autoadministrés et l’autocompassion. Comme je l’ai mentionné, les traumatismes sont fréquents, persistants et ont un effet domino, et bien que les pratiques d’autoguérison soient des éléments cruciaux du bien-être et de l’atténuation des expériences négatives, elles sont insuffisantes. Imaginez que vous essayiez de guérir ou de réduire le risque de traumatisme par la résilience personnelle et l’autocompassion dans un environnement qui n’est pas propice à la guérison et qui est souvent néfaste. Cela revient à assécher l’océan avec une vadrouille. Nous devons plutôt prendre soin des infirmières et infirmiers.

Les patients ont besoin de soins infirmiers, tout comme les membres du personnel infirmier ont besoin de soins de la part des organisations pour lesquelles ils travaillent. Nous ne disons pas aux patients de se soigner eux-mêmes lorsqu’ils arrivent à la porte d’un hôpital, et notre personnel infirmier mérite la même courtoisie. Les traumatismes ne se produisent pas en vase clos, et la guérison ne doit pas non plus se produire en vase clos. Une démarche systématique en matière de soins de santé tenant compte des traumatismes est nécessaire pour favoriser l’épanouissement du personnel infirmier. Les principaux intervenants des gouvernements fédéral et provinciaux et des organismes de soins de santé doivent prendre les mesures suivantes :

  • offrir à leurs dirigeants et aux membres de leur personnel une formation tenant compte des traumatismes afin de les aider à reconnaître, à comprendre et à réagir de façon appropriée aux troubles liés aux traumatismes;
  • minimiser le risque de préjudice et de retraumatisation grâce à des politiques et des pratiques organisationnelles exhaustives;
  • permettre au personnel infirmier de participer efficacement à la création d’environnements physiques et mentaux propices à la guérison;
  • incorporer des éléments de guérison dans la conception des bâtiments, tels que l’exposition à la lumière naturelle, les couleurs apaisantes, la nature ou l’art avec vue sur la nature;
  • proposer des horaires de travail flexibles, des journées consacrées à la santé mentale et des programmes de mieux-être sur place;
  • soutenir le bien-être et la résilience de la main-d’œuvre en allouant des ressources financières et humaines à l’organisation;
  • promouvoir un leadership tenant compte des traumatismes.

Comme en fait foi le cadre de la SAMHSA, une démarche de soins tenant compte des traumatismes doit englober divers acteurs humains et autres au sein des systèmes de soins de santé afin d’obtenir les résultats souhaités. En d’autres termes, les soins tenant compte des traumatismes requièrent une vision large qui englobe les patients, les familles, le personnel infirmier, les médecins, le personnel paramédical et le personnel de soutien, ainsi que les éléments des environnements matériels, physiques et architecturaux, où l’on tient compte des méfaits, de la guérison et de la santé.

Références

Knaak, S., Sandrelli, M. et Patten, S. « How a shared humanity model can improve provider well-being and client care: An evaluation of Fraser Health’s Trauma and Resiliency Informed Practice (TRIP) training program », Healthcare Management Forum, 34(2), 2021, p. 87–92. doi:10.1177/0840470420970

Maté, G. et Maté, D. The myth of normal: Trauma, illness & healing in a toxic culture. Knopf Canada, 2022.

Substance Abuse and Mental Health Administration (SAMHSA). SAMHSA’s concept of trauma and guidance for a trauma-informed approach, juillet 2014. Tiré de https://ncsacw.acf.hhs.gov/userfiles/files/SAMHSA_Trauma.pdf


Mar’yana Fisher, inf. aut., étudiante au doctorat, LL. B., B.A. (psychologie), B. Sc. inf., travaille en soins palliatifs à l’hôpital général de Vancouver.

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