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Première de deux réponses à l’article d’octobre intitulé Comment le personnel infirmier peut entraver le recrutement et le maintien en poste
Par Anne Marie Lauf
10 février 2025
istockphoto.com/LaylaBird
Les enjeux de maintien en poste et de recrutement existent depuis longtemps dans la pratique infirmière au Canada. On ne peut remédier à la pénurie de personnel infirmier sans en examiner les raisons.
L’article « Comment le personnel infirmier peut entraver le recrutement et le maintien en poste » de Kathy Arseneau qui est paru dans la revue infirmière canadienne le 1er octobre 2024 a suscité une grande réflexion. J’ai trouvé, toutefois, qu’elle n’abordait pas la multitude de facteurs contribuant aux enjeux que posent le maintien en poste et le recrutement et qu’elle rejetait la responsabilité de la persistance de la pénurie sur le personnel infirmier.
Gracieuseté d’Anne Marie Lauf
« Des changements systémiques doivent d’abord être apportés pour que nous puissions maintenir en poste le personnel infirmier dont nous disposons actuellement. Nous avons besoin de membres du personnel infirmier chevronnés pour encadrer le nouveau personnel, et le nouveau personnel a besoin d’un environnement de travail sain qui, à son tour, favorisera le maintien en poste », explique Anne Marie Lauf.
Les enjeux de maintien en poste et de recrutement existent depuis longtemps dans la pratique infirmière au Canada. On ne peut remédier à la pénurie du personnel infirmier sans en examiner les raisons. Contrairement à ce que soutient Kathy Arseneau en déclarant que l’augmentation du nombre d’infirmières et d’infirmiers est la solution actuelle à la profession infirmière, il ne s’agit que d’une partie de la solution et, prise isolément, elle ne constituerait au mieux qu’une mesure palliative.
Un problème systémique
Pour tenter de remédier aux enjeux de maintien en poste et de recrutement auxquels la profession infirmière fait face actuellement, nous devons commencer par comprendre qu’il ne faut pas blâmer les infirmières et infirmiers qui expriment leur mécontentement, mais plutôt réaliser qu’il s’agit d’un problème systémique. Voici une liste non exhaustive des facteurs qui contribuent à la pénurie au sein de la profession infirmière :
Ratios personnel-patientèle irréalistes ou à risque
Une unité peut être dotée de tout le personnel nécessaire, mais avoir une charge de travail irréaliste ou à risque. Pour remédier à cette situation, la direction doit défendre les intérêts du personnel et des patients, et l’employeur doit reconnaître la nécessité d’améliorer les ratios et être disposé à créer davantage de postes pour le personnel fournissant des soins directs.
Cette démarche nécessiterait des budgets plus importants et l’abandon de l’idée omniprésente selon laquelle les infirmières et infirmiers devraient faire plus avec moins. La Colombie-Britannique met en place des ratios personnel-patientèle minimums, mais en Alberta, la province où j’exerce, ce n’est pas une réalité. Les ratios y sont de 2 à près de 3,5 fois plus élevés qu’en Colombie-Britannique.
L’attente que le personnel infirmier réalise des tâches non rémunérées à chaque quart de travail
On s’attend à ce que les membres du personnel infirmier arrivent tôt au travail, afin qu’ils puissent examiner les patients qui leur sont confiés et planifier leur journée. J’ai connu des infirmières et infirmiers qui arrivaient jusqu’à une heure à l’avance pour être en poste; ce n’est pas un phénomène qui se limite aux personnes nouvellement diplômées. À la fin d’un quart de travail, la plupart des unités accordent de 10 à 15 minutes pour la rédaction du rapport.
En 35 ans de service, je peux attester que la production du rapport dépasse presque toujours ce délai, en raison de la grande quantité d’information à transmettre pour assurer un continuum de soins sûr et efficace. Ce travail n’est pas rémunéré.
Refus d’heures supplémentaires justifiées par la direction ou les employeurs
Malheureusement, il est courant que les infirmières ou infirmiers manquent des pauses ou que leurs pauses soient interrompues. Malgré l’incrédulité exprimée par certains membres de la direction, cette pratique ne fait pas état d’un mauvais sens de l’organisation, mais plutôt d’une charge de travail déraisonnable.
Le refus de la direction et des employeurs d’approuver une grande partie de ces heures supplémentaires constitue une autre preuve que les infirmières et infirmiers ne sont pas rémunérés pour le travail fourni. Souvent, le personnel infirmier cesse tout simplement de réclamer ces heures supplémentaires poussant ainsi la direction à penser que la charge de travail est appropriée.
Heures supplémentaires obligatoires
Comme le terme l’indique, il s’agit d’heures supplémentaires que le personnel doit effectuer, si l’employeur considère qu’il s’agit d’une urgence. Cette pratique a gagné en notoriété au plus fort de la pandémie, mais elle a toujours existé en période d’insuffisance de personnel.
La question qui se pose est la suivante : « Quand une insuffisance de personnel constitue-t-elle une urgence, et quand est-elle le reflet d’une mauvaise planification de la direction ou d’une assignation insuffisante de personnel délibérée de la part de l’employeur? » Il s’agit d’une pratique abusive qui entraîne de l’épuisement professionnel, de la détresse morale et de l’insatisfaction en milieu de travail. Par ailleurs, elle met en péril le permis d’exercice de chaque infirmière et infirmier qui doit travailler au-delà de son quart de travail prévu.
Sous-emploi général
Depuis le début des années 1990, de nombreuses autorités sanitaires tendent vers l’abolition des équivalents temps plein (ETP) de 1,0. Cette pratique a été mise en œuvre par mesure d’économie, car seuls les membres du personnel infirmier travaillant un ETP de 1,0 ont droit à un jour de congé rémunéré pour chaque jour férié. Dans une grande organisation, cette mesure permettrait d’économiser des millions de dollars par an.
Sous-emploi des novices qui viennent de recevoir leur diplôme
Entretenez-vous avec des personnes qui viennent de recevoir leur diplôme et vous apprendrez rapidement que si elles ont la chance d’être embauchées par une grande région sanitaire, la plupart d’entre elles occupent deux ou trois postes occasionnels pour joindre les deux bouts.
Bon nombre de ces personnes me disent qu’elles ont dû attendre cinq ans ou plus avant d’obtenir un poste à temps partiel assorti d’avantages sociaux. Il est décourageant d’intégrer une profession qui annonce des pénuries tout en sachant que l’on sera en sous-emploi.
Gel ou augmentation des salaires non proportionnels au coût de la vie
Cette situation, dans le contexte de l’augmentation de la quote-part des avantages sociaux et de l’augmentation des frais de stationnement, se traduit par une diminution du salaire net.
Trop peu de places dans les facultés de sciences infirmières
Lorsque j’ai commencé mon programme de baccalauréat en sciences infirmières au milieu des années 1980, une moyenne pondérée cumulative (MPC) de 70 % était nécessaire pour y accéder, l’admission anticipée étant accordée si l’on avait une MPC de 75 %. Lorsque mes deux filles se sont inscrites au baccalauréat en sciences infirmières en 2016, elles avaient besoin d’une MPC entre 85 % et 95 % pour y être admises.
Dans de nombreuses universités canadiennes (par exemple, l’Université de l’Alberta, l’Université MacEwan et l’Université Queen’s), les facultés de sciences infirmières ont l’un des critères d’admission les plus élevés, sinon le plus élevé, en matière de MPC.
Cette exigence élevée en matière de MPC s’explique par la concurrence pour les places disponibles. Ce qui confirme l’idée qu’il n’y a pas de pénurie de recrutement, mais plutôt une pénurie de places dans les universités et, par conséquent, un manque de personnes diplômées pour répondre à la demande.
Avec un délai de quatre ans entre l’admission à un programme de baccalauréat et l’obtention du diplôme, toute augmentation du nombre de places ne se traduira pas par une hausse de la main-d’œuvre pendant quatre ans. Les programmes d’études accélérés diplôment moins d’infirmières et d’infirmiers, mais en deux ans.
Le problème sous-jacent du piètre maintien en poste et recrutement
L’un des points communs entre ces facteurs qui contribuent au piètre maintien en poste et recrutement en soins infirmiers est le manque de respect pour le personnel infirmier, pour la profession infirmière et pour nos patients.
Si nous voulons remédier à la pénurie de personnel infirmier demain en augmentant le nombre d’infirmières ou d’infirmiers, il est peu probable que nous parvenions à les maintenir en poste si nous ne remédions pas aux facteurs susmentionnés. Parmi les stagiaires de mon groupe clinique qui ont obtenu leur diplôme en 2020, 28,6 % ont déjà quitté la profession.
Des changements systémiques doivent d’abord être apportés pour que nous puissions maintenir en poste le personnel infirmier dont nous disposons actuellement. Nous avons besoin de membres du personnel infirmier chevronnés pour encadrer le nouveau personnel, et le nouveau personnel a besoin d’un environnement de travail sain qui, à son tour, favorisera le maintien en poste.
Selon Kathy Arseneau, les personnes qui expriment leur mécontentement à l’égard de la profession ternissent l’image professionnelle de la pratique infirmière. Je ne suis pas d’accord. Ce n’est qu’en reconnaissant notre mécontentement que nous pouvons agir collectivement pour apporter des changements.
La défense des intérêts a toujours fait partie de notre rôle en tant qu’infirmières ou infirmiers. On ne doit pas passer sous silence notre mécontentement, en pensant à tort que le silence servira la profession de quelque manière que ce soit. Croire qu’une infirmière ou un infirmier peut empêcher quiconque d’intégrer la profession simplement parce qu’elle ou il le dit, donne à cette personne beaucoup plus de pouvoir qu’elle n’en possède et sous-entend une faiblesse innée chez la personne qui reçoit le message.
Il est contraire à l’éthique de mentir par omission concernant l’environnement des soins infirmiers actuel, lorsque l’on s’adresse à une personne qui envisage d’intégrer la profession. Une telle omission servirait-elle la personne ou la profession? En y pensant bien, elle ne servirait ni l’une ni l’autre.
Kathy Arseneau affirme que notre profession est l’une des plus respectées au monde. Les facteurs susmentionnés qui contribuent au piètre maintien en poste et recrutement laissent entendre le contraire. Parallèlement à son article sur le maintien en poste et le recrutement, un autre article d’infirmière canadienne déclare : « J’ai reçu des coups de poing et des coups de pied et je me suis fait crier par la tête et cracher dessus. »
Je remets en question la déclaration de Kathy Arseneau selon laquelle la pratique infirmière est respectée. Bien que je partage le désir que la pratique infirmière soit respectée comme profession, prétendre qu’on nous respecte, face à des preuves flagrantes du contraire, fait taire les victimes et ne fait que permettre à de tels abus de se poursuivre.
Le maintien en poste et le recrutement du personnel infirmier au Canada suscitent de vives inquiétudes. La plupart des facteurs, sinon la totalité, qui contribuent à ces problèmes existaient déjà avant la pandémie. Le stress de la pandémie, y compris le traitement odieux de nombreux membres du personnel infirmier par leurs employeurs, par certains membres du public et par le gouvernement, a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Les infirmières et infirmiers ont clamé en avoir assez et l’ont fait savoir.
Les infirmières et infirmiers qui restent en poste en ont assez de se battre et tolèrent moins le manque de respect. Les novices qui viennent de recevoir leur diplôme et qui intègrent la profession sont des personnes dévouées et travailleuses, qui comprennent bien qu’elles méritent d’être traitées avec respect. Elles établiront des limites pour se protéger, un comportement qui fait partie de leurs droits.
Pointer du doigt injustement les infirmières et infirmiers qui exercent encore au chevet des patients ne servira qu’à les aliéner davantage et ne les incitera pas à rester ni à encourager d’autres personnes à intégrer la profession.
Pour remédier au climat actuel, nous devons réassigner la responsabilité là où elle devrait retomber, soit dans le système, et exiger des solutions à ce niveau. Il est temps que les membres du personnel infirmier cessent d’endosser la responsabilité des problèmes systémiques.
Anne Marie Lauf, inf. aut., B. Sc. inf., est infirmière soignante à l’Agape Hospice à Calgary. Elle travaille en hématologie et en soins palliatifs à domicile et a été enseignante clinique en oncologie.
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