https://www.canadian-nurse.com/blogs/cn-content/2025/04/28/narrative-crisis-model
La démarche structurée reconnaît la nature dynamique des idées et des comportements suicidaires
Par Matias Gay
28 avril 2025
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Le modèle narratif de crise représente une avancée importante dans la compréhension et l’évaluation du risque suicidaire, surtout pour les membres du personnel infirmier qui travaillent avec des patients présentant un risque imminent de préjudice.
Les infirmières et infirmiers rencontrent fréquemment des personnes en situation de crise, y compris celles qui envisagent le suicide. Les évaluations traditionnelles du risque suicidaire classent le risque en deux catégories, soit chronique ou aigu, en fonction de facteurs individuels. Cependant, ces évaluations négligent souvent les complexités des idées et des comportements suicidaires.
Cet article examine les limites des modalités actuelles et propose d’utiliser le modèle narratif de crise pour améliorer le processus de prise de décision du personnel infirmier dans l’évaluation du risque suicidaire (Galynker, 2017). Élaboré par le psychiatre Igor Galynker, le modèle narratif de crise offre une démarche structurée qui reconnaît la nature dynamique des idées et des comportements suicidaires (Galynker, 2017).
Limites des évaluations traditionnelles du risque suicidaire
Les évaluations actuelles du risque suicidaire se concentrent principalement sur des facteurs de risque statiques, tels que les tentatives de suicide antérieures ou les diagnostics psychiatriques, qui ne rendent pas compte de la nature fluide de la suicidalité. Les études indiquent que le risque suicidaire n’est pas un état fixe, mais fluctue en fonction de facteurs situationnels et émotionnels (Borges et coll., 2012). Les évaluations statiques n’ont pas la capacité de s’adapter à ces changements et risquent donc de passer à côté des signes d’escalade du risque.
Les évaluations traditionnelles comportent une autre limite, car elles ne tiennent pas compte de l’expérience subjective et du récit émotionnel du sujet. Ces deux éléments sont essentiels pour que les fournisseurs de soins de santé comprennent pleinement les motivations sous-jacentes aux pensées suicidaires (Galynker, 2017). Des interventions ne répondant pas de façon adéquate à la détresse sous-jacente peuvent découler du recours à une démarche non personnalisée.
Par ailleurs, les idées suicidaires ne sont souvent pas divulguées en raison de la stigmatisation ou de la crainte d’une hospitalisation involontaire, forçant ainsi le personnel clinicien à se fier uniquement aux comportements observables des sujets (Stone, Holland et Bartholomew, 2018). Les évaluations traditionnelles, qui ne tiennent pas compte de la divulgation directe, peuvent omettre de saisir la profondeur de la détresse intérieure des personnes présentant un risque, lesquelles n’obtiendront pas le soutien adéquat.
Présentation du modèle narratif de crise
Le modèle narratif de crise, élaboré par Igor Galynker, fournit un cadre dynamique qui aide le personnel clinicien à comprendre la progression des pensées et des comportements suicidaires. Contrairement aux évaluations statiques fondées sur le risque, le modèle met l’accent sur la nature fluctuante de la suicidalité et intègre l’évolution de l’état psychologique du sujet aux facteurs de stress externes (Galynker, 2017). Le modèle comprend quatre éléments clés : les traits de vulnérabilité, les facteurs de stress, le récit suicidaire et le syndrome de crise suicidaire. Ces éléments permettent collectivement aux fournisseurs de soins de santé de mieux comprendre le risque suicidaire de façon holistique et d’intervenir efficacement pendant les périodes où le risque est élevé (Galynker, 2017).
Les traits de vulnérabilité
Les traits de vulnérabilité font référence aux caractéristiques de longue date qui font augmenter le risque de base de suicidalité d’un sujet, y compris des facteurs tels que les traumatismes d’enfance, l’impulsivité et le désespoir chronique (Fawcett et coll., 1990). Plutôt que d’aborder ces traits comme des marqueurs de risque isolés, le modèle narratif de crise les replace dans le contexte de l’expérience actuelle du sujet. Cette démarche permet aux fournisseurs de soins de santé d’anticiper la façon dont ces vulnérabilités peuvent contribuer au risque accru pendant les crises tout en facilitant une intervention proactive.
Les facteurs de stress
Les facteurs de stress englobent les événements externes ou les expériences internes qui peuvent déclencher des pensées suicidaires chez des personnes vulnérables, comme la perte d’un emploi ou la rupture d’une relation (Hendin et coll., 2001). Le modèle narratif de crise met l’accent sur la compréhension de la signification subjective de ces facteurs de stress pour chaque patiente ou patient, offrant un meilleur aperçu de ce qui sous-tend les crises. Cette démarche permet d’identifier comment les pressions situationnelles exacerbent les vulnérabilités, rapprochant le sujet d’un risque aigu.
Le récit suicidaire
Le récit suicidaire, une caractéristique essentielle du modèle narratif de crise, est le récit intériorisé de la vie du sujet, souvent marqué par des croyances déformées et un sentiment de désespoir. Des objectifs de vie irréalistes, des attentes non satisfaites et des échecs perçus contribuent à un récit d’inadéquation et de défaite sociale (O’Connor et coll., 2012). Au fur et à mesure que les facteurs de stress s’accumulent, ce récit s’intensifie et mène au désespoir. En explorant et en remettant en question ce récit, les fournisseurs de soins de santé peuvent aider les patients à recadrer leur histoire, réduisant ainsi le risque de progression vers la crise.
Le syndrome de crise suicidaire
Le syndrome de crise suicidaire est un état psychologique aigu qui signale souvent un risque suicidaire imminent. Caractérisé par un sentiment d’enfermement, une perturbation affective et une perte de contrôle cognitif, le syndrome de crise suicidaire fait état de l’aboutissement des interactions entre les traits de vulnérabilité, les facteurs de stress et le récit suicidaire (Galynker, 2017). Le syndrome de crise suicidaire est un point essentiel dans les évaluations du modèle, car des études démontrent qu’il prédit de façon fiable le risque suicidaire à court terme (Yaseen et coll., 2019). Reconnaître le syndrome de crise suicidaire permet au personnel clinicien d’intervenir pendant les moments où les risque est élevé, de fournir un soutien en temps opportun et de réduire la probabilité de suicide.
Applications pratiques pour le personnel infirmier
Le cadre du modèle narratif de crise propose des stratégies à mettre en application pour le personnel infirmier afin d’améliorer les évaluations de risque suicidaire :
- Formation et études : Les infirmières et infirmiers devraient recevoir une formation pour reconnaître les stades du récit suicidaire, pour identifier le syndrome de crise suicidaire et pour comprendre les traits de vulnérabilité qui ont une incidence sur le risque suicidaire. Des données empiriques démontrent qu’une formation axée sur le syndrome de crise suicidaire et le récit suicidaire améliore la précision de l’évaluation (Galynker, 2017).
- Utilisation d’outils d’évaluation : Le recours à des outils d’évaluation précis comme l’inventaire de la crise suicidaire (ressource en anglais seulement) peut aider les infirmières et infirmiers à évaluer les composantes du syndrome de crise suicidaire, même chez les patients réticents à divulguer leurs idées (Galynker et coll., 2017). Ces outils saisissent les signes subtils de la détresse psychologique, améliorant ainsi la capacité des infirmières et infirmiers à détecter les sujets présentant un risque élevé.
- Soins centrés sur la personne et engagement thérapeutique : L’un des aspects clés du modèle narratif de crise est l’établissement d’une alliance thérapeutique par l’entremise d’une communication empathique et centrée sur la personne. En explorant les expériences subjectives des patients, les infirmières et infirmiers peuvent mieux comprendre le tableau émotionnel de la suicidalité, en identifiant les sentiments de désespoir, de lourdeur perçue et d’isolement social qui sont au cœur de la crise du sujet (Joiner, 2005).
- Surveillance continue et flexibilité : Étant donné la nature fluctuante du risque suicidaire, les infirmières et infirmiers doivent procéder à une évaluation continue, en surveillant les changements dans le récit de la patiente ou du patient et les signes de syndrome de crise suicidaire. La réévaluation des facteurs de risque en réaction à des états émotionnels changeants ou à de nouveaux facteurs de stress garantit que les plans de soins restent adaptés à l’évolution des besoins de la patiente ou du patient.
Résultats et implications
La mise en œuvre du modèle narratif de crise dans les milieux cliniques s’est révélée prometteuse pour améliorer les résultats relatifs à la prévention du suicide. Par exemple, l’hôpital Mount Sinai Beth Israel à New York a signalé une réduction de 40 % des taux de réadmission et aucun décès par suicide après avoir incorporé des évaluations axées sur le syndrome de crise suicidaire dans la pratique (Galynker, 2017). Parallèlement, l’Université Northshore à Chicago a noté des réductions importantes des réadmissions et n’a signalé aucun décès par suicide après avoir eu recours au modèle narratif de crise (Galynker, 2023). Ces résultats soulignent l’efficacité du modèle narratif de crise dans la reconnaissance du risque aigu, l’amélioration de l’intervention opportune et la réduction des réadmissions à l’hôpital liées au suicide.
Le modèle narratif de crise a été intégré avec succès dans divers contextes cliniques, notamment dans des établissements hospitaliers et ambulatoires de la Norvège, d’Israël et deTaïwan, avec des résultats toujours positifs (Galynker et coll., 2023). Dans ces contextes, le personnel clinicien a observé que le modèle améliore la prise de décision, permettant des jugements plus précis quant à l’admission et à la sortie dans les scénarios de soins d’urgence. Cette réussite généralisée met en évidence l’utilité pratique du modèle pour fournir des évaluations complètes et individualisées du risque suicidaire dans divers environnements.
Conclusion
Le modèle narratif de crise représente une avancée importante dans la compréhension et l’évaluation du risque suicidaire, surtout pour les membres du personnel infirmier qui travaillent avec des patients présentant un risque imminent de préjudice. Contrairement aux méthodes traditionnelles qui s’appuient sur des marqueurs de risque statiques, le modèle narratif de crise reconnaît la nature dynamique et en évolution de la suicidalité en mettant l’accent sur l’interaction entre les traits de vulnérabilité, les facteurs de stress, le récit suicidaire et l’état aigu du syndrome de crise suicidaire (Galynker, 2017). Cette démarche à multiples facettes permet aux infirmières et infirmiers de développer une compréhension nuancée et immédiate du risque, ce qui permet des interventions plus ciblées et plus efficaces (Yaseen, Cohen et Galynker, 2014).
En adoptant le modèle narratif de crise, le personnel infirmier peut passer d’une prise en charge réactive des crises à des soins proactifs et empreints d’empathie. Cette démarche permet non seulement de faire face aux crises immédiates, mais aussi de faciliter la reconstruction narrative à long terme, en aidant les sujets à surmonter la crise pour se rétablir et faire preuve de résilience. En fin de compte, le modèle narratif de crise offre aux fournisseurs de soins de santé les outils nécessaires pour faire participer les patients au processus thérapeutique préventif et réparateur, ce qui renforce considérablement les efforts de prévention du suicide au sein de la profession infirmière et fait avancer le domaine dans son ensemble (Galynker, 2017).
Références
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Fawcett, J., Scheftner, W. A., Fogg, L., Clark, D. C., Young, M. A., Hedeker, D. et Gibbons, R. « Time-related predictors of suicide in major affective disorder », American Journal of Psychiatry, 147(9), 1990, p. 1189–1194. doi:10.1176/ajp.147.9.1189
Galynker, I. The suicidal crisis: Clinical guide to the assessment of imminent suicide risk. Oxford University Press, 2017.
Hendin, H., Maltsberger, J. T., Lipschitz, A., Haas, A. P. et Kyle, J. « Recognizing and responding to a suicide crisis », Suicide and Life-Threatening Behavior, 31(2), 2001, p. 115–128. doi:10.1521/suli.31.2.115.21515
Galynker, I. « Empirical support for the Narrative Crisis Model of suicide », In The Suicidal Crisis: Clinical Guide to the Assessment of Imminent Suicide Risk (2nd ed.), Oxford University Press, 2022.
Joiner, T. Why people die by suicide. Harvard University Press, 2005.
O’Connor, R. C., O’Carroll, R. E., Ryan, C. et Smyth, R. « Self-regulation of unattainable goals in suicide attempters: A two-year prospective study », Journal of Affective Disorders, 142(1–3), 2012, p. 248–255. doi:10.1016/j.jad.2012.04.035.
Stone, D. M., Holland, K. M., Bartholow, B., Crosby, A. E., Davis, S. et Wilkins, N. « Preventing suicide: A technical package of policies, programs, and practices », National Center for Injury Prevention and Control, Centers for Disease Control and Prevention », 2017. https://doi.org/10.15620/cdc.44275
Yaseen, Z. S., Cohen, L. J. et Galynker, I. (2014). « Development of a screener for the suicide crisis syndrome: A pilot study », International Journal of Emergency Mental Health and Human Resilience, 16(1), 2014, p. 12–19.
Yaseen, Z. S., Hawes, M., Barzilay, S. et Galynker, I. « Predictive validity of proposed diagnostic criteria for the suicide crisis syndrome: An acute presuicidal state », Suicide and Life-Threatening Behavior, 49(4), 2019, p. 1124–1135. doi:10.1111/sltb.12495
Matias Gay, inf. aut., est chef clinique du département d’urgence en santé mentale et toxicomanie à l’hôpital IWK Children’s à Halifax, en Nouvelle-Écosse.
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